Polly Maggoo

Publié le par Jean-Louis Michel

 

Polly MDora est partie avec ma collection de vinyles. C’est une basse vengeance, un acte ignoble. Le feu couvait depuis quelques jours, je voyais bien dans ses yeux s’accumuler la somme des incompréhensions qui minaient notre couple. Fatalement, j’aurais dû anticiper.

La porte de l’appartement n’avait pas été forcée, ce n’était pas un cambriolage, c’est forcément elle. J’ai fait le tour des pièces assez rapidement : il manque ses affaires, mes galettes, et quelques babioles achetées en commun. Ce qui m’agace le plus dans cette histoire, c’est qu’il y avait de fortes chances pour que je les retrouve dans les bacs de chez boul’ ou de Gibert, à Saint-Michel. Ils étaient en parfait état et je les bichonnais amoureusement depuis le milieu des années quatre-vingts. En y regardant bien, ma platine et mes enceintes ont disparues également, sans doute déjà en dépôt chez Monster, rue des Déchargeurs. J’essayais de l’appeler, pour négocier une trêve, mais elle ne répondit pas, ni à mes appels, ni à mes SMS. J’insistais, laissais cinquante messages, mais rien n’y faisait.

L’appartement était en ordre, elle n’avait rien jeté par terre, pas son style. Pendant deux ans qu’avait duré notre histoire, je l’avais toujours connue méticuleuse, ordonnée, obsédée par le ménage et le rangement. Quand je l’interrogeais sur le sujet, elle me disait que ça venait sans doute de ses origines bavaroises, elle en avait conservé un petit accent. Sa manière de transformer les « v » en « f » ; les « j » en « ch » : « allonche-toi, che fais te sucer » bon Dieu ! Qu'est-ce qu’elle m’a fait bander ! Elle comprenait mal pourquoi ça me faisait rigoler, moi je nageais en plein fantasme.

Au bout d’un moment ça l’avait quand même gonflée de passer après moi. Faire la vaisselle, quand je dormais, foutre le tas de linge sale que j’accumulais au bas du lit dans le panier de la salle de bain, ranger les bouquins par ordre alphabétique sur l’étagère du salon ; j’avais l’impression de vivre dans un appartement-témoin, alors on s’est engueulé et elle s’est tirée. Une fois, deux fois, trois fois… et puis elle est revenue, à chaque fois, jusqu’à hier matin.

Elle aurait pu s’en aller avec tout le reste, mais pas mes vinyles et la Hi-Fi. Live at Birdland de Coltrane, Bird & Diz de Charlie Parker, Thelonious Himself du Monk, et bien d’autres. Je crois que ça l’agaçait, quand je restais prostré sur le divan, avec un verre de scotch sur glace à la main, à écouter Miles, les yeux fermés. Ça me prenait quoi ? Un quart d’heure à chaque fois que je rentrais du boulot ? C’était quand même pas la mort ! Aujourd’hui elle m’en prive totalement, sauvagement, et le désespoir m’envahit. Des années de collection, à chiner chez les passionnés, à faire venir des imports par avion. Elle n’avait jamais compris cette passion pour les solos de trompette et le répertoire mélancolique de Miles Davis.

Coltrane disait « le jazz est une expression des idéaux les plus élevés. Par conséquent, il contient de la fraternité. Et je crois qu’avec de la fraternité il n’y aurait pas de pauvreté, il n’y aurait pas de guerre. » Dora est allemande et ce sont les Allemands qui ont inventé la guerre moderne et les coups bas, j’aurais dû me méfier : la langueur et les sonorités jazz ne collaient pas du tout avec la rudesse du parlé teuton.

Qu’importe, après tout. Je pouvais difficilement revenir en arrière et courir après le vent. Le lit était défait, froid, une tasse de café trainait dans l’évier, ça avait dû la prendre comme une envie de pisser au réveil. Elle avait une dizaine d’heures d’avance sur moi, et ne me restaient que la bouteille de scotch et un bac à glaçons dans le haut de mon réfrigérateur. Pourtant, je suis sorti. J’avais besoin d’air. Respirer des paquets d’air pollué, l’odeur des cuisines des petits restaurants de la rue de la Harpe, marcher au hasard et atterrir chez Polly Maggoo. Dora adorait la façade art déco, les mosaïques et Mohamed Ali, juste ça, cette devanture qu’elle avait photographié des milliers de fois, le jour et la nuit, mais elle détestait y entrer. Elle ne supportait pas le côté crade, le plafond fissuré qui montraient des signes de fatigue. Elle craignait que les étages supérieurs ne lui tombent sur la tête, et puis il y avait le bruit, la musique, le soir, à fond la caisse, la foule, la fête permanente. Moi, ça m’allait bien, ça me changeait de Coltrane et de Parker. Bar indé ? Façade mythique ? Trop surfait ? Il y a un peu de tout ça à la fois. C’est le problème des lieux de beuveries quand leur réputation les précède, un jour t’es « in », celui d’après t’es « out ». Mais Polly reste debout, contre vents et marées depuis si longtemps.

Tout en marchant, je continuais d’envoyer des messages à Dora. Je ne parvenais pas à me faire à l’idée qu’elle me quittait vraiment. Elle répondit finalement d’un laconique « j’ai fait une connerie ».

 

 

PM - dialogue 1

 

 

Je l’ai appelée, elle a décroché, on s’est expliqué. Il y a chez elle un vieux désir d’enfant, de changement de vie. Avec moi, elle a le sentiment de parler à un mur, de ne pas pouvoir communiquer, je suis égoïste et ne pense qu’à ma petite personne, et ma musique. Je lui réponds qu’elle m’emmerde avec son ménage et ses plis aux chemises. Elle me dit qu’elle m’aime quand même, et moi aussi, je l’aime, malgré la Hi-Fi et mes anciennes galettes. Je lui demande si on peut se voir, elle me dit que non, pas ce soir, demain peut-être. « tu fas faire quoi ? » que puis-je bien répondre ? Que je vais me saouler « art déco » ? Écraser mon poing sur la tronche mosaïquée de Mohamed Ali et m’éclater les phalanges ? Non, je vais boire un verre et rentrer, la queue entre les jambes. Je me risque timidement à lui demander si les disques sont récupérables, elle me dit qu’elle n’en est franchement pas certaine, et qu’elle est vraiment désolée. Il y a des larmes dans sa voix, de chaudes larmes, et une boule au fond de la gorge, comme si elle était devant moi, et quand une fille pleure, ça me fait fondre. J’aurais bien voulu la prendre dans mes bras et tout lui pardonner.

Elle n’est pas là, probablement avec une de ses copines, de l’autre côté de Paris : je suis resté chez Polly plus longtemps que prévu.

Je me suis retrouvé seul à une table, le cul sur un banc moulé dans le mur, au fond de la salle. Seul avec Mohamed Ali, devant une dose de whisky, puis une autre… et encore une autre. A l’étage, il y avait un groupe qui chantait des airs de Salsa, des couples qui dansaient, musique un peu trop forte. L’endroit était parfait pour me noyer dans la foule. C’était vraiment ce dont j’avais besoin.

Une fille m’accoste, une brune, les cheveux très noirs, une frange au ras des sourcils. Elle me demande de lui offrir un verre, la serveuse revient avec un cocktail maison et un nouveau whisky. Elle est obligée de parler fort pour se faire entendre, il y a décidément trop de monde dans ce bar, trop de touristes et d’étudiants. Dehors, ils sont vingt, trente ou plus, à fumer leurs clopes et à discuter joyeusement.

La fille me demande si je suis seul, je lui réponds que oui. Tu veux qu’on aille ailleurs ? Au calme ? Pourquoi pas, ce soir je veux bien me laisser guider, je suis en pilotage automatique.

Je m’enquiers de son prénom, elle m’assure que c’est sans importance, je peux l’appeler comme bon me semble, Louise ou Hortense. On descend la rue et on se dirige vers l’île Saint-Louis. Le brouillard tombe sur les quais, les lampadaires trop hauts n’offrent plus qu’un éclairage diffus, surréaliste, quai des brumes. On passe par la passerelle qui relit les deux îles, un petit orchestre de jazz joue dans la nuit et le piano résonne sur la façade de Bertillon, surréaliste. Le chanteur noir, possédé par le swing et Cab Calloway, exécute un pas de danse improvisé sur le bitume. Rue Saint-Louis de l’île, une porte cochère entre deux boutiques, un code, le « clac » du verrou qui décroche et une cour intérieure baignée de lumière. Quand le battant se referme, elle me plaque contre le mur. Je m’étonne « là ? Tout de suite ? » Elle me demande de me taire, de me laisser faire. J’ai compté les verres, j’en ai éclusé cinq, pour le moins. Je suis ivre, elle doit l’être un peu aussi, mante religieuse. Une angoisse me saisit, « et si elle m’arrachait la queue d’un coup de dents ? » Elle plie les jambes et s’installe en face de ma braguette. Un coup sur la ceinture, elle est habile, le pantalon descend.

J’ai peur de ne pas bander, alors je repense à mon Allemande, « allonche-toi, che fais te sucer », ça marche, elle entame cinq minutes de va-et-vient pendant que je lui agrippe les cheveux. Dans l’entrée il n’y a plus que le silence appliqué de sa langue contre mon engin, déglutition, salivation. Elle ne m’a pas donné son prénom, elle sera donc Dora. C’est con, sans doute une manière de me sentir moins coupable, après tout, elle m’a quitté, et notre conversation n’a pas évoqué un quelconque retour. Je réalise que ce soir je suis libre, sans entraves.

La fille se relève et s’essuies les lèvres sur un mouchoir brodé, je remonte mon pantalon, elle me dit « vient », je la suis dans l’escalier. Nous montons deux étages, elle me précède, je découvre enfin sa croupe, emballée dans une jupe noire, moulante et fendue, je n’avais pas noté ce détail en venant. À vrai dire, je peine à me rappeler son visage, elle n’est encore qu’une silhouette dans mon brouillard. Ses stilettos claquent sur les marches de pierre, je tente de faire le moins de bruit possible. Elle grimpe lentement, pour que je puisse me concentrer sur son cul, juste devant moi, la hauteur et la distance parfaite. L’idée de tendre les mains me traverse, je m’abstiens, c’est un jeu, tout est trop beau : elle, l’escalier, l’adresse. Je pense au mien, en bois et à la rambarde qui branle, un gouffre nous sépare, ce n’est pas son problème. Sur le seuil, je lui demande « pourquoi moi ? » Elle me sourit en coin, « pourquoi pas ». La porte s’ouvre, je suis chez un antiquaire, c’est tout comme. Les lieux sentent la poussière et le musc, parfum animal et boisé, sexuel aussi. Mobilier classique, loupe de noyer, peintures énormes de maréchaux d’empire et de capitaines au long cours, je n’y connais rien. D’un geste, elle tombe la veste de cuir qu’elle pose sur le large dossier d’un fauteuil qui semble très vieux, authentique, renaissance peut-être. « Vous voulez boire un verre ? » me demande-t-elle. Je lui dis que non, j’ai assez bu. « Vous fumez ? » À l’occasion, du genre festif. Elle disparaît quelques minutes, j’entends vaguement un bain couler, elle revient nue, enveloppée de soie, une boite à la main. En silence, elle se confectionne un rail de poudre et me donne le choix, Coke ou herbe de première bourre. Je décline l’offre, pour l’un et l’autre. Si je prends le joint, je m’endors, si je choisis la Coke, je ne sais pas, je n’y ai jamais goutté. De la boite, elle sort un tube argenté et ouvragé, la ligne disparaît en un instant. Ne reste qu’une fine pellicule farineuse au coin de la narine, très petite, mais légèrement brillante. Elle se pince le nez, écarquille les yeux, l’effet est instantané.

Elle se lève, je m’assois sur un vieux Chesterfield, elle se penche, la soie laisse apparaître ses mamelons piercés sur de larges auréoles brunes. Je tremble un peu, j’ai chaud, j’ai soif, je la saisis et la renverse sur le cuir craquelé du canapé. Je goutte à ses lèvres, comme on s’oublie dans l’océan. Dora n’existe plus, Coltrane est silencieux, il n’y a plus qu’elle, anonyme et l’odeur musquée de cet appartement.

On se mélange, on se baigne, on se remélange, j’ai mal aux jambes, mal partout. Elle en redemande, insatiable, je n’en peu plus, elle me jette dehors, une tornade, je peine à comprendre.

 

Il n’y a rien à comprendre, certainement. Je traverse le pont, l’orchestre à disparu, j’ai encore soif. Le Polly Maggoo est toujours ouvert, il est tard. Dehors, debout et légèrement chancelant, je me demande si tout ça n’a pas été qu’un rêve, un pur produit de mon imagination, je ne me souviens déjà plus du visage de la femme. Je rentre. Ma table est prise, j’en trouve une autre, près de la fenêtre. Dans ma veste, je sens la vibration de mon téléphone, Dora.

 

 

PM - dialogue 2

 

 

Je commande un Whisky et un Bloody Mary, pour une fois Dora me tiendra compagnie chez Polly, c’est le moins qu’elle puisse m’accorder. J’attends cinq minutes, je la vois dans l’entrée, un peu bousculée. Dora a l’air triste, les mains enfoncées dans son Trench-coat. Elle s’est coupé les cheveux et ressemble à Jean Seberg, dans à bout de souffle. Sexy, froide, teutonne.

Je me lève et lui fais un signe. Elle me remarque et me rejoint, je manque de tomber, trop d’alcool et de sexe, une paire d’étudiants rigolards me soutiennent et m’aident à me rassoir. « Tu as bu » me dit-elle, « on defrait rentrer ». Je lui tends son verre, elle décline l’offre. Je vide le mien d’un trait et me relève, avec précaution.

J’aurais pu l’envoyer paitre, une bonne fois pour toutes, mais comme à chaque fois, elle me touche. Alors, je la suis et nous sortons. Les restaurants ont fermé leurs portes depuis longtemps, les rues sont plus sombres que jamais et les voitures se font plus rares. Nous marchons en silence, que pourrais-je dire d’intelligent ?

Elle me tient, je titube, un spasme, je me retourne contre un mur et me vide. Elle me lâche et recule, une nuit de calvaire, l’appartement est à deux pas. Nous ne sommes plus que deux taches grises dans la brume, et dans ma tête, résonne une improvisation de Chet Baker, triste à pleurer.

Publié dans Nouvelles

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